Jean-Claude carrière, homme de lettres pluriel, auteur, adaptateur de génie du Hussard sur le toit, scénariste tout aussi génial du Danton de Zulawski, et de dizaines d'autres films, écrivain prolifique, homme de théâtre, et parfois même acteur est mort le 8 février dernier. Dans un hors série de philosophie magazine, il parlait longuement de l’Inde et de ses dieux. Il s’est rendu en Inde 47 fois: dans les années 80, il y a séjourné très longuement avec Peter Brook pour préparer l’adapatation du Mahabharata en pièce de théâtre. La page wikipédia qui retrace sa carrière, omet cette œuvre! C'est pourtant celle qui me reste en mémoire, car c'est elle qui m’a, pour la première fois, mise de plein-pieds avec le Mahabharata : avec l’excentrique Peter Brook, ils travaillent donc de longues années sur ce texte, pour le présenter à Avignon en 1985. Quand on connaît la longueur démesurée de ce texte, on ne peut que s’émerveiller de les savoir parvenus à créer une pièce de théatre de 9 heures. Plus tard, elle fut l’objet d’un film de la même durée pour la télévision… que je découvrais complètement fascinée en 1989.
9 heures de feuilletons sur un texte parfaitement inconnu, jamais évoqué au lycée, et pourtant traduit en français dans sa presque totalité! Un exploit à saluer avec reconnaissance.
Ce feuilleton était, comme toutes les œuvres de Peter Brook, brillante, épurée, poétique, synthétique, puissante, virtuose et visuellement d’une beauté à couper le souffle dans sa simplicité, presque son dépouillement. C’est là que je découvrais deux de mes héros préférés : Arjuna et Ganesh qui se coupe une défense pour écrire le Mahabharata sous la guidance du poète Vyasa. J’ai encore le CD de la bande originale, magnifique, qui accompagnait le récit en un subtil mélange de musique indienne classique métissée d’accents plus contemporains.
Maha, en sanskrit, c’est « grande » et Bharata est le nom qui désigne l’Inde. Ce texte est pour tous les Indiens un texte fondateur. L’offrir pour ainsi dire en cadeau à la télévision, à une heure de grande écoute, à des gens ( dont je faisais partie) qui n’avaient jamais entendu parler du Mahabharata, c’est un exploit que la télé n’offre plus guère aujourd’hui. Et pourtant, quelle merveille !
Je n’oublierai jamais Vittorio Mezzogiorno, décédé depuis, dans le rôle d’Arjuna, bandant son arc en direction d’un aigle (dans le texte, c’est un poisson) et déclarant à Drona qui lui enseignait le tir à l’arc et lui demandait ce qu'il voyait, quand tous ses frères étaient distraient par le décor, le ciel, les nuages, les arbres, les plumes de l'oiseau : « je ne vois que son œil ! » « Alors, tu peux tirer » ! lui déclare Drona, lui donnant une première leçon de yoga.
Depuis, j’ai cherché à me procurer ce magnifique film en DVD…. Il a été condensé en deux misérables DVD de deux misérables heures, qui font perdre complètement le fil de cette histoire initiatique, philosophique, guerrière et poétique… j’en ai pleuré ! C’est une mise à mort de ce travail qui perd toute sa saveur, son sens, son esprit, sa poésie… c’est un carnage en un mot, une abomination ! L’Inde aime prendre son temps et pour satisfaire à l’Occident qui consomme vite et mal, on réduit à deux heures une épopée de 9 heures !
J’ai du mal à comprendre qu’à une époque comme la nôtre, on ne cherche pas à conserver et à diffuser d’authentiques chefs d’œuvres, puisque le coût de la réédition n’est pas très importante trente ans plus tard.
Par la suite, j’ai cherché à lire le Mahabharata pour mieux m’en imprégner et une fois encore, c’est Jean Claude Carrière qui m’a permis d’entrer dans ce texte dense, touffu, avec des digressions infinies, des milliers de personnages… sa « compilation » du Mahabharata est un petit bijou : facile à lire, parfois drôle, ou émouvante, ou tragique, elle emprunte mille tons pour narrer la guerre quasi fratricide entre deux clans, à cause d’un jeu de dé…
La version qu’en propose Démétrian semble à côté bien austère même si, bien sûr, elle est loin d’être dénuée d’intérêt.
C’était tout l’art de Jean-Claude Carrière : adapter en gardant un ton, une fraîcheur, une vie, une poésie, qui enchante, qui stimule l’imagination, qui nourrit l’âme en profondeur. Son œuvre est profondément humaine, vivante.
Par cet article, je rends hommage à ce génie polymorphe qui restera éternellement pour moi l’homme qui m’a fait découvrir et aimer, avec Peter Brook, bien sûr, le Mahabharata.